Les architectes ont-ils les reins assez solides pour mener à bien leurs projets ?
Dans de nombreux cas, les architectes algériens sont réduits à s’effacer devant des bureaux d’études peu scrupuleux à l’ensemble des règles et des devoirs régissant cette profession : la déontologie.
Difficile alors, quand on est un peu rêveur et utopiste, d’arriver à se sortir des rapports de force qu’induisent les recours de certains à la corruption et aux entorses aux règles.
Toutefois, beaucoup de nos concitoyens pensent que nos architectes sont d’une médiocrité indescriptible.
Face au spectacle affligeant de notre environnement urbain, aux erreurs et aux défauts perçus sur les toutes nouvelles constructions, devant l’image de cités sans âmes et qui se transforment en milieux criminogènes, à cette laideur qui caractérisent pratiquement toutes nos villes, le constat est amer.
Néanmoins, le jugement est expéditif. L’architecte algérien est le bouc émissaire idéal, alors que les coupables sont nombreux : autorités locales absentes, dans le contrôle et le suivi, formation aléatoire, entreprises déficientes, chefs autoritaires, concours biaisés, juridiction flou, incultures des entreprises et des maçons, magouilles, corruption, et insouciance du public.
L’architecte est forcément jugé coupable. Pas pour ce qu’il a construit mais plus encore pour ce qu’il n’a pu construire.
Dans cette guerre entre un architecte visionnaire et une bureaucratie mortifère, c’est souvent l’architecture de qualité qui se trouve laminée. Et cela se répercute sur la qualité de ce qui s’y construit. Il ne faut pas s’étonner de voir en Algérie quantité de bâtiments aux façades balafrées, détériorées ou fissurées. Des barres et des tours, du pastiche à bas prix dont la dégradation rapide ne fera que renforcer le piteux de bas de gamme de la construction, surtout du logement social. Osons le dire, l’architecte est, comme l’utilisateur, la victime des entreprises elles-mêmes, victimes de bureaucratie au mode de fonctionnement aliéné.
Le tremblement de terre qui s’est produit à Boumerdes a mis à nu les errances de la profession, mais également l’orientation perverse de la méthode de construction. Ce qu’on a retenu du rapport des experts c’est le recours gauchi vers l’utilisation de la structure dite « traditionnelle » du poteau/poutre et le bétonnage excessif.
Depuis cette interprétation erronée, la profession et la créativité architecturale et de ce fait sa diversification ont pris un coup fatal : une concrétisation d’une mainmise de l’ingénieur du béton armé et du bureaucrate sur l’architecture. Il n’est pas évident pour le citoyen de comprendre l’utilité de cette console surdimensionnée portant un balcon de moins d’un mètre de profondeur, ni de comprendre l’excès du coût du béton dans une simple maison individuelle.
Cette perversité a trouvé dans l’organisme du CTC, supposé apporté conseils techniques aux architectes, de quoi les soumettre au diktat et aux entorses diverses. Cette pratique de l’intrusion dans le processus de la construction est une plaie. On ne saurait trop relever dans ces pratiques l’aspect bureaucratique qui parasite la profession.
L’acte architectural lui même n’est plus bien défini par la loi ni même protégé par celle-ci, alors que l’architecte est le premier responsable de la construction. Ce flou juridique entretenu permet une fois de plus aux ingénieurs et bureaux d’études de béton de grignoter, petit à petit, la quasi totalité du territoire professionnel des architectes.
Apprendre à l’étudiant le B-a-ba du langage de l’architecture c’est être capable de formuler en termes clairs des données architectoniques et de les rendre intelligibles à des non initiés. Si le rêve de tout étudiant est de devenir le Oscar Nemeyer, Le Corbusier, le Frank Lloyd Wright, ou la Zaha Hadid de demain, les diplômés ne sont, malheureusement, pas armés pour affronter le monde déjà chaotique qui les attend. Les programmes stériles entretenus par le corps enseignant, des différents instituts d’architecture, parfois en décalage total avec le monde réel du travail, affaiblissent la décision et la position de la majorité des nouveaux diplômés. Le maçon de part son expérience moque ces derniers, et impose sa façon de faire.
Et on trouve dans ces programmes l’enseignement de la sociologie, de la politique de l’habitat, de l’économie, de la technique du béton, etc. Ils sont différents d’un institut à un autre. L’architecture pavoise avec l’enseignement pluridisciplinaire, semant les doutes et les approximations chez l’étudiant, favorisant des idées pauvres et ringardes. Cette morale n’a jamais évolué, et n’a servi qu’à la légitimation de la paupérisation de l’architecture, qui désignait sans cesse le misérabilisme des classes moyennes algériennes comme dominées, exploitées.
Seulement voilà les pauvres se sont embourgeoisés. Quand les logements sociaux sont aussitôt transformés en appartement de riche ou revendus, il a bien fallu réviser ces discours dans l’enseignement et dans la pratique, et admettre que ce qui était autrefois de l’architecture du peuple est devenu un symbole d’aisance et de luxe.
L’enseignement idéologique et sociologique des années 70 importait plus qu’un état des lieux des expériences ratées. On plante, on conçoit et on construit le décor qui correspond.
Dans ce vide du sens les étudiants changent de filière, les diplômés, ou les tout-juste, bifurquent vers d’autres fonctions. Quelques uns résistent et font face.
Il n’est pas étonnant de voir, dans le temple du savoir, des tentatives de corruption. Quelques malins, avantagés financièrement, assurent leur avenir en achetant leur diplôme, appâtent l’enseignant, ou recourent à des mercenaires, de bureaux d’études peu scrupuleux, pour leur projet de fin d’étude, clé en main. « Le numérique réduit l’emballage et minimise l’effort », ironisaient certains.
Concours, clans, magouilles, pressions… le spectacle offert aux regards récoltent leurs lots de jugements et d’anathèmes.
L’on a tort de dédouaner les architectes de leurs erreurs et de leurs errements dans leurs projets. L’acte architectural contredit le discours rhétorique. Le projet construit ne correspond en aucun cas au projet conçu. Le réel dément chaque jour les professions de foi et déforme le visuel numérique présenté.
Il ne faut pas s’étonner de voir les architectes refuser de laisser leur empreinte sur leurs réalisations, ni d’habiter dans ce qu’ils construisent.
Dans cet environnement pathétique, les architectes eux même sont loin de s’apprécier. Devant des œuvres qui semblent menacer ruine, ils ne cessent de se combattre, de se déchirer pour une représentation ou pour un projet. Leurs querelles sont autant de conflits ravageurs et d’accumulations de propos, parfois injurieux.
Rares sont les débats autour des tendances qui animent leurs collègues à l’étranger. Ce qui en dit long sur l’incapacité de ce milieu professionnel à communiquer. Les architectes ne savent pas se défendre, non plus, l’individualisme et le nombrilisme vouent la profession à la disparition.
Quoi qu’il en soit, quand l’architecte échappe au travers marécageux et nombriliste de l’«après moi, le déluge», le résultat est remarquable. Il suffit de voir quelques rares pépites architecturales qui inscrivent l’architecte algérien dans la durée. C’est vers cette voie qu’il faut s’orienter.
Auteur : Toufik Hedna
LE MATIN D’ALGERIE 25/11/2020
Architecte Urban Designer