Sétif : un patrimoine en péril
À vouloir bien faire (ou faire le bien) afin de préserver des œuvres historiques, on aboutit parfois à l’exact contraire du résultat espéré. L’enfer est pavé de bonnes intentions, nous affirme l’adage. Sétif n’y a pas échappé.
Entre contrefaçons et modernisme mal inspiré, Sétif se meurt à petit feu. Sa mémoire, pourtant essentielle à la construction identitaire de toute société, se délite. En cause : les exécutions urbanistiques hasardeuses, les pratiques urbaines nocives, les opérations de restauration et de rénovation bâclées. Les œuvres originales ne sont plus pareilles. Elles subissent toutes sortes de mutilations. Depuis les dégâts occasionnés par la ménagère hygiéniste, jusqu’aux bricolages et rafistolages en tous genres, en passant par les méfaits des amateurs de restaurations et de rénovations ratées, notre patrimoine ancien se décompose, s’érode. Il tombe en ruine, et laisse place aux seuls remords d’une mémoire nostalgique.
Dans ce lot de victimes de la dévastation, nous retrouvons aujourd’hui, un certain nombre d’équipements, d’œuvres d’art, de sculptures et de peintures : la fontaine Ain Fouara, la Mosquée El Atik (première mosquée de Sétif), La Mosquée de Langar (symbole de la marche qui provoqua les évènements atroces du 8 mai 1945), l’ancienne Académie (Château Giroux), le lycée Kerouani (Albertini). S’y rajoutent pratiquement tout le centre historique de la ville, ses immeubles (Haras), ses équipements et ses œuvres d’art. Même la fameuse rue de Constantine n’a pas échappé aux scalpels de ces visionnaires en mal d’inspiration(1).
La majorité des façades des équipements et immeubles du centre historique de Sétif (l’intra-muros), présente une architecture de style coloniale néo-classique, lui même héritier du style classique (2). Les façades abondamment décorées (symboles de la richesse de leurs propriétaires de l’époque), présentent une composition symétrique aux proportions harmonieuses. Leurs colonnes, frontons et portiques comportent des motifs, géométriques, floraux ou animaliers et même des mascarons(3).
Pierres taillées, tuiles, ardoises, boiseries massives pour les portes, ferronneries d’art, céramiques colorées, tommettes et tout un choix de revêtements des sols et des murs, sont autant de matériaux, façonnés selon un catalogue bien défini, et qui répond aux exigences de ce style. C’est le respect de ce très large panel d’exigences, tant esthétiques que techniques, qui a permis à la ville de Sétif, (pourtant de taille moyenne à l’époque), de devenir un joyau architectural ainsi qu’un centre d’artisanat, de fabrication, et de création de divers métiers d’art, dans le seul secteur du bâtiment.
Un butin de guerre au sens propre du terme, pour Sétif et pour l’Algérie indépendante (comme l’affirmait si bien Kateb Yacine, enfant de cette ville), qui pourrait offrir aujourd’hui l’opportunité de créer des milliers d’emplois. Ces emplois, dans les seuls domaines de la restauration, de la conservation, de la rénovation, de la surveillance des œuvres d’art et du patrimoine, auraient pour mission première, la réhabilitions des chefs d’œuvres anciens, abîmées par le temps ou endommagés dans le cas de sinistres ou de dégradations diverses. Il s’agit d’ un travail créatif et qui est loin d’être simple. Un seul faux mouvement, et l’œuvre d’art restera méconnaissable à jamais.
Choisir de confier ces travaux à des sculpteurs, dessinateurs, restaurateurs, architectes, entrepreneurs, compétents dans leurs domaines certes, mais dépourvus de connaissances historiques, techniques et artistiques, conduit fatalement à des catastrophes irrémédiables et souvent coûteuses. Quels que soient les moyens technologiques modernes utilisés, le résultat des travaux accomplis sur le patrimoine s’en trouve souvent hélas, abâtardi. D’autant que la réglementation censée apporter un soutien juridique « pour la sauvegarde du bien patrimonial », reste, quant à elle, subordonnée aux aléas, à l’arbitraire, à l’improvisation et qu’il est fait de cette réglementation un usage inconsidéré, bien souvent abusif.
Le lycée Kerouani,(4) comme cela avait été le cas, antérieurement, pour le Château Giroux, a fait les frais de cette inconsciente maltraitance infligée à la construction. Lancés en 2008, les travaux de rénovation n’en sont toujours pas achevés (douze ans après !) alors que la facture a atteint la quarantaine de milliards de centimes (de quoi mener à bien plusieurs opérations de restaurations.(5)
Les mosquées n‘échappent pas, elles non plus, à cette maltraitance funeste. Ainsi la Mosquée de Langar a-t-elle subi des rafistolages ratés et une extension sans âme. Le bâtiment a perdu toute son authenticité. La cour et son jet d’eau ont disparu, tout comme ont disparu les voûtes minuscules qui, à l’intérieur, ornaient son entrée. La grande porte, en bois massif, a été remplacée par des portes d’une qualité et d’une ébénisterie médiocres. La Mosquée de Langar n’est plus qu’une grande salle de prière, aux céramiques mal émaillées et au décor de mauvais goût(6). Elle affiche à présent un modernisme froid qui altère totalement sa mémoire.
Les travaux de rénovation, opérés ces dernières années sur le patrimoine sétifien, ne respectent en aucune manière « cette déontologie de la sauvegarde » qui exigerait la conservation maximale de la substance ancienne et historique. Elle impliquerait également, des interventions parfois profondes, (dites lourdes), pour prolonger la durée de survie de nos bâtiments et en accroître la valeur patrimoniale.
Prenons, par exemple l’un des matériaux, effacé aujourd’hui du vocabulaire de la rénovation : la chaux. Or, il se trouve que la chaux présente toutes les qualités que les liants contemporains n’ont pas su réunir : adhérence, élasticité, plasticité, résistance à l’eau, au feu, et aux aléas d’un climat sévère. Á Sétif où les écarts de températures exercent un effet dévastateur sur les murs des bâtiments, le ciment est bizarrement préféré à la chaux. Deux, parfois plusieurs couches de peinture sont étalées pour dissimuler les fissures…lesquelles fissures réapparaitront quelques années plus tard !
Les sculptures et les œuvres d’art de la cité, à défaut d’être bannies de l’espace publique, font l’objet de toutes sortes de défigurations. La fontaine mythique de la ville, Ain Fouara(7) ; en est un exemple patent. La Dame de Marbre, aujourd’hui s’avère méconnaissable. Elle n’est plus tout à fait la même. En effet, un composite blanc (laissant apparaître les imperfections du moulage que l’on remarque sur une partie de l’arc), a désormais remplacé le beau marbre, taillé avec finesse et adouci au rifloir. Ce marbre qui a résisté pendant plus d’un siècle aux époques et aux événements !
Pour ce qui est de son apparence, de son expression, nous constatons que la Rebelle a perdu complètement ses traits d‘origine. Des yeux bridés (8) ont remplacé son célèbre regard, absent, expressif, perdu dans le lointain. Visage et corps ont subi une chirurgie esthétique ratée, désastreuse, une transformation malvenue et de mauvais goût. La copie ne ressemble en rien à l’originale. En somme, Ain Fouara a perdu la vie. Aïn-Fouara a perdu son âme…
Depuis le maître d’ouvrage jusqu’à l’ouvrier qui exécute les travaux, la chaîne des opérations de sauvegarde, de restauration et de rénovation du patrimoine est, actuellement, totalement désorientée. Nous nageons dans le flou. Nous sommes amenés à constater que les différents organismes en charge de sa gestion, interviennent sans aucune coordination. Ils pratiquent un chevauchement des rôles à tous les échelons et répondent à des contraintes administratives absurdes(9).
Nous manquons cruellement d’exigences spécifiques, de professionnalisme et par là même, de personnes qualifiées. À noter que la législation algérienne en matière de prise en charge du patrimoine, comporte des textes de lois obsolètes, en décalage total avec les réalités politique, sociale, économique, culturelle et urbaine.
Cette situation d’urgence absolue requiert la création d’un organisme indépendant, chargé de redéfinir les concepts ainsi que l’orientation précise de toutes les opérations liées au patrimoine. Cet organisme devra dans un premier temps, procéder à un inventaire précis et de tous les objets et monuments à protéger, en les répertoriant dans un livre. Il décidera également de la mise en place, en zones urbaines, de périmètres de sécurité et de distanciation, autour des éléments du patrimoine les plus menacés de dégradation. Cet organisme assurera la formation d’un personnel et d’une main d’œuvre qualifiés dans les domaines de la conservation, de la restauration et de la rénovation de notre patrimoine historique.
En ce qui concerne la sensibilisation de la population (surtout des jeunes générations), à la richesse que représente notre patrimoine architectural, force nous est de constater que son inexistence apparaît, chez nous, à ce jour, comme un indispensable chaînon manquant.
T. H.
Renvois
1- L’agréable promenade qui permettait aux Sétifiens de faire, le soir, le fameux aller et retour (Safa et Marwa) entre le quartier Cheminot et le quartier Ledjnane, un axe Est-Ouest long de 2 km, pour se désaltérer à Ain Fouara. Aujourd’hui, le tracé de la ligne du tramway a vidé ce boulevard de sa moelle et restreint l’espace de la fontaine Ain Fouara.
2- inspiré de l’Antiquité gréco-romaine, théorisé par l’architecte antique Vitruve dans son traité qui définit la théorie des trois ordres (ionique, dorique, corinthien)
3- Ce mot vient de l’italien mascharone, fait de l’arabe mas’khara, bouffonnerie. » un ornement représentant généralement un masque, une figure humaine, parfois effrayante. Ces mascarons sont apposés sur des clés d’arc des fenêtres, portes, consoles, linteaux, ou modillons.
4- La fine fleur des intellectuels algériens, tels Kateb Yacine, Abdelhamid Benzine et des ministres et hautes personnalités de l’État est passée par ce lycée.
5- Kamel Benaiche, El Watan
6- Yazid Dib Sétif info
7- Sculptée par Francis Saint-Vidal (1898), vandalisée une première fois à la dynamite en 1997 puis en 2017 par un déséquilibré mentale.
8- M3amcha, l’oeil collé, disaient certains.
9- L’étude de restauration ou de rénovation se fait à base d’un simple cahier des charges, sans aucune notion de style, de type ou de qualité des matériaux utilisés : sans plan, ni détails, ni inventaire de ce qui peut être rénové ou restauré.
AuteurToufik Hadna, architecte, Urban DesignerLe Matin Dz